JEAN-PIERRE SERGENT LE RUPESTRE

Jean-Pierre Sergent
8 min readAug 31, 2018

Article écrit par Jean-Paul Gavard-Perret, critique d’art pour le magazine d’art Le Musée Privé, février 2013.

« JE FAIS UN ART VIVANT DANS UNE SOCIETE SPIRITUELLEMENT MORTE » (J-P Sergent)

Tout en s’élevant contre la notion de chef d’œuvre Jean-Pierre Sergent ne brade pas pour autant la peinture et ne néglige pas ce qui — hélas — désormais passe en second : le beau. Sous prétexte qu’il est affaire de goût, cette notion au fondement de l’esthétique serait désormais vide de sens. Voire… L’artiste le prouve sans pour autant chercher à cette acception une vision passéiste. Tant s’en faut. Cette beauté trouve comme parfait synonyme dans le travail du créateur le terme d’énergie. Celle-ci devient à la fois l’élan et la résultante du dessin et de la peinture capables de la cristalliser moins pour l’arrêter que pour la faire jaillir plus fortement. Ainsi à l’attirance « rationnelle » que provoque une ressemblance se superpose un attrait irrationnel. L’œuvre en conséquence précipite dans un inconnu par retour à des fondements qu’on qualifiera de rupestre ou de brut.
Le traitement des formes entraîne une compréhension charnelle. Le désir n’est jamais très loin. Mais un désir qui s’intéresse à une sensualité particulière et cosmogonique. L’acte sexuel est donc transformé en un rite où l’amour devient inséparable du sens de l’être qui est bien autre chose qu’un simple libertin. L’artiste l’évoque dans un texte programme d’une de ses expositions :

« La nuit est juste l’ombre de la terre
Les femmes Gaia et Nout font le lien entre le rationnel et l’irrationnel
Des vulves, des matrices et des étoiles
Des étoiles, des matrices et des vulves
La vie se créer, se répète, se repousse
Le sacré nous observe
Équilibre du coquillage ouvert
La maison bascule
La nuit est là où repose l’ombre de la terre ».

Surgit de cette évocation la présence d’un sacré puisque l’art devient l’organe de révélation. A la chair voyance se substitue une claire voyance. Elle dirige vers la solarité en dépit des menaces que l’époque contemporaine fait passer sur l’individu.
Chez Jean-Pierre Sergent le sombre appelle la clarté et la mort la vie comme le souligne un autre de ses textes fondateurs de son esthétique. Le peintre franco-américain l’écrivit pour l’exposition « Nomads Territories » à la DFN gallery de New York (2000). Il y scande de manière nominale ce qui est à la base de ses métamorphoses :

« La couleur, l’esprit, le réel
La transformation, l’assimilation
Le pouvoir, le rêve, la bravoure
L’interconnexion Nature-Homme-Culture-Univers
La force, la tendresse, la poésie
La violence de la vie
L’identité
Les étoiles, les nuages
Les cercles, l’innocence
La non-appartenance aux lois surnuméraires
La plénitude, la liberté, la couleur
L’offrande
Le mot sans le verbe
La chose, l’animal, l’arbre, le tonnerre
La Femme, la rivière, les cailloux
Le feu, l’ombre, le sang
La matrice, l’Univers »

Sortant des pensées monothéistes à l’occidentale Jean-Pierre Sergent opte pour une forme de don comparable à celui de la matrice féminine. Elle est dans l’œuvre de plus en plus importante au moment où, science aidant, certains rêvent de la remplacer par la « matrix » comme ils rêvent aussi à une nouvelle évolution de la procréation. Face aux apprentis sorciers l’artiste franco-américain rappelle le besoin d’une vie sensée, c’est-à-dire d’un croisement harmonieux entre l’appétit du désir de reproduction et l’appétit du besoin d’expression. Toute l’œuvre est là : son créateur tranche, dévoile, force pour atteindre la nudité de l’art sous les oripeaux culturels, religieux et moraux qui la cache. Cette nudité n’est pas seulement sexuelle : elle est celle de la « vraie » vie comme du « vraie » corps lié à celui du cosmos. Dès lors ses figures ne sont jamais libertines ou fantasmatiques. L’érotisation proposée est là pour faire jaillir une substance énergétique saisissable par le regard qui s’ouvre ainsi non à l’alcôve mais à l’espace illimité.
L’œuvre devient l’expression de la puissance de la féminité. Sa matrice incommensurable (autant force dynamique que foyer philosophal) trouve une « image » dans les grandes installations murales de l’artiste. Thèmes, couleurs, énergies s’y mélangent dans un foisonnement. Il permet de retourner vers le mystère de la création par delà les dualités. Surgit le « corps » secoué par l’instinct comme par la pensée à travers la charge érotique aussi rupestre que vitale. L’impression de lumière que cherche à créer le plasticien est un moyen d’affaiblir les indices de réalité phénoménale ou plutôt les illusions réalistes dans un seuil d’émergence « minoré » par la stylisation des formes. En montrant moins elles montrent plus car elles forcent à regarder avec une attention accrue.
L’éloignement du réel fait donc le jeu d’une autre proximité. Et cette proximité fait le jeu de l’éloignement du leurre réaliste. Pour reprendre un terme de la préhistoire du cinéma se crée un effet de “dissolving views”. L’objectif d’un tel choix paraît donc évident : voir ce n’est plus percevoir mais d’une certaine façon un “perdre voir” (tout autant un « sur voir ») puisqu’un tel choix viole les lois de la représentation et le matérialisme pour rétablir l’origine de la pensée dans une chair tellurique et mystique comparable celle qu’Artaud rêva de trouver en territoire Tarahumaras. Bref une chair rédemptrice totalement ignorée par un certain art contemporain dévalorisé par la consommation et la mort. Cet art transforme le sujet un objet, édulcore tout véritable dialogue temporel et spirituel. Face à ce déficit Jean-Pierre sergent retrouve un lyrisme particulier. Celui qui renoue avec les forces non seulement primaire de vie et de mort mais avec celle que l’art lorsqu’il n’est pas dévoyé peut proposer et en premier lieu cette fameuse beauté convulsive que l’époque a fini par oublier.
La peinture « sacrée » de Jean-Pierre Sergent a pour visée de sortir de l’enfer terrestre et de lutter contre la part du corps martyrisé par son absence de spiritualité première. Pour lui comme pour Artaud déjà cité « L’âme de Lucifer a envahit le monde ». Mais contre ce succube ou ce succédané (ou succès damné) l’artiste invente une peinture rituelle et à valeur de quasi exorcisme. Il bataille contre divers magister en faisant appel à des dieux (païens mais dieux tout de même) oubliés. Le spectateur est dès lors subjugué par ce que l’artiste lui-même nomme une « débauche érotique où les surfaces carrées, aux multiples facettes, scrutent l’intérieur des âmes comme l’œil des insectes, conscience évoluée, reflet et fusion des corps dans le vortex du magma cosmique au présent universel ».
Les œuvres deviennent des zones de fouilles capables d’atteindre le vortex de la machinerie de l’être par le réel et sa transfiguration. Reprenant Bataille et l’injonction de sa Madame Edwarda au bordel lorsqu’elle intime à son client de regarder son sexe (« Regarde car il est dieu »), l’artiste montre l’importance de cette figure originaire. Courbet l’osa le premier ouvrant ainsi la voie — par delà les siècles qui avaient caché une telle image — à tout le XXème siècle de Duchamp à Picasso, de Jasper John à Pollock. Sergent la reprend en précisant toute l’importance de l’audace de Courbet (qu’il lie avec les évocations de Zola dans « Les Paysans ») : « une saillie est une saillie et il n’y a rien de moral ni d’immoral dans cet acte, juste un acte de plaisir, de procréation et de multiplication des générations ». Le sexe féminin est pour lui le signe de l’ordre de la régénérescence comme celui du chaos. Bref le lieu où tout commence. Pour figurer ce jaillissement et soulever cet abîme de feu l’artiste récupère diverses traditions. Il prend donc à rebours la tradition occidentale qui a assoupi ce feu ou l’a déporté selon des postulations issues de censures morales ou à l’inverse de feintes d’exposition dans la pornographie et ses leurres qui ne sont qu’un dépositoire de néant à la sauce close.
Jean-Pierre Sergent propose ce qu’on pourrait nommer une suite de pictogrammes. Ils permettent de replonger au fond même de l’expérience primitive de l’émotion et du sentiment amoureux au sens le plus large. De sa beauté, sa force et sa douleur aussi. Généralement on réduit le corps à parler l’amour au sens étroit du terme et la peinture à l’ « ornementer ». Ici à l’inverse le corps — saisi de la violence de l’affect — est en jeu. Sa mentalisation ne passe plus par un code purement abstrait. Le jeu des lignes prouve un retour sur une expérience hélas perdue. Elle lie le sensuel au spirituel et renvoie à une nostalgie brûlante. Elle va de la terre vers le ciel. Prenant parfois racine dans le bas de l’image, sa fondation n’a rien de confuse : tout est net et précis. Si bien que ce qui est de l’ordre de l’image devient le verbe poussé au paroxysme. Il échappe au logos. L’image devient langue entre la langue. C’est la fin des littératures. Ou leur commencement. C’est une histoire de caverne. Celle sur laquelle Platon a fait l’impasse.
L’artiste propose toute une suite de déambulations reprises, analysées et surtout métamorphosées où s’ouvrent le souffle et le cri. Finies les vieilles répliques, finies les représentations romantico-sentimentalistes de l’amour. A cheval entre le signe et une forme d’abstraction l’œuvre « sauvage » dit tout sans l’intrusion. L’art parle une langue primitive et nouvelle. Elle ébranle nos systèmes de représentation et ceux de la reproduction. Surgit une autre domination. Plus naturelle que sophistiquée l’œuvre reste donc la plus proche de la sensation cosmiques au moyen des formes et de codes qu’il faut réapprendre à « lire ».
Le pictogramme devient l’acte de faire non un discours mais un corps qui bouge, sort, s’use, recommence. S’y éprouve l’action de l’action du sens et de l’émotion. S’y ressent différents degrés d’ouvertures ou d’étranglements. Les œuvres de Jean-Pierre Sergent parlent sans phonèmes pour sortir les états de douleur et de damnation en un système de lignes polyphoniques symboles d’un trajet vital, animal et mental. Le langage est devenu graphique, gestuel, musicien. En ses images de fond il est si loin, il est si proche. Et voici le voyeur désormais seul parmi les décombres du temps aux prises avec cette bouche de lumière, cette coque ouverte susceptible de donner forme au désir, de l’ « éduquer ». La compétence jubilatoire du créateur traque la figure jusqu’aux limites extrêmes du temps. Parvenu à son terme il épanouit sa plénitude par ce retour amont. La surface plane se commue en profondeur au point d’apparaître comme une invention d’une présence ineffable soustraite aux repères convenus de l’espace-temps où la femme surgie de l’ombre répand la lumière en d’invisibles essaims.
L’image joue avec la permanence rétinienne en montrant quelque chose qui ne s’effacera jamais et se répandra en échos presque sonores. Des courbes sont offertes mais restent inaccessibles aux caresses. Si on les caresse elles tombent en poussières pour mieux se solidifier, s’éterniser. Les corps ne sont pas académiques mais leurs formes pourtant évoquent la perfection des peintures premières de bien de cultures traitées de sauvages. En émane une intimité qui se donne en se refusant ou qui se refuse en se donnant. Le regardeur y est invité, mais tout crie : « Ne me regardez-pas plus que ce que je veux vous en montrer ». Pas de familiarité déplacée. Offert le corps féminin est objet du culte et de l’occulte. Ses messages secrets sont dans les courbures et les plages de couleur. Surgit la collusion de la vie et de la mort, du mobile et de l’immobile entre mythe et réalité. Le regardeur est donc comparable à cet homme du « De naturae » de Lucrèce (que l’artiste cite). Il est projeté « au milieu d’un songe, dévoré par la soif, il cherche à boire, et ne trouve pas l’eau qui pourrait éteindre le feu de ses os ». Tout reste dans cette œuvre d’exception en bascule, un suspens. « Spiritualité, simplicité, merveilleux, violence, fragilité, impermanence du monde et de l’humain » écrit Jean-Pierre Sergent, lui-même pris entre équilibre et déséquilibre dans sa création d’un univers de métamorphoses. C’est le prix à payer pour atteindre la beauté en tant que force et énergie primitives au sein du « chaosmique ». L’œuvre en crée l’envoûtement par sa puissance d’immanence. Une immanence terrestre venue du fond des temps contre le peu que l’homme est et face au moindre auquel le monde d’aujourd’hui se soumet. Il est donc temps de revenir à une peinture du rupestre. Elle seule est la primitive du futur.

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